Le journal d'un séducteur
Qui l’eut cru? Neil Hannon, cravaté et costumé trois pièces, cachait, sous un déluge de cordes et de refrains homériques, le manuel illustré du Kamasutra. En crooner épicurien et chroniqueur libertin, il se promène désormais sur l’échiquier de la passion à dissèque de sa voix raffinée quelques pages arrachées de son bon journal de séducteur. Bernice bobs her hair a donc abandonné ses papapapapa naïfs aux sifflets lascifs de Casanova. Et, réconciliant grandiloquence et clavecin, Marc Almond et Paul Quinn, humour et potache, Neil Hannon explique d’une voix pâteuse (en souvenir d’une soirée arrosée avec Supergrass) que les ailes du désir ont les couleurs de la luxure.
Il aura fallu attendre le troisième album pour apprendre que tu incarnais le nouveau Casanova?
Non, ce serait trop ironique de le dire. C’est juste un bon titre. Casanova, c’est comme porter des vêtements stupides et essayer de ressembler à ce qu’on n’est pas vraiment.
T’es-tu inspiré des Casanova célèbres au cinéma comme celui de Fellini (1976) avec Donald Sutherland ou de Comencini (Un adolescent à Venise, 1969)?
Non, je n’ai vu aucun de ces films et j’en suis confus… Casanova est un album qui n’a rien d’un fait de société, il regroupe des chansons sur un même sujet: le sexe. C’est mon album le plus personnel à ce jour. Je ne sais pas pourquoi j’ai choisi ce thème mais je voulais vraiment raconter quelque chose sur moi. Ouvertement, sans me cacher derrière une porte… Mes deux premiers albums, Liberation (Setanta, 1993) et Promenade (Setanta, 1994), étaient davantage axés sur mes centres d’intérêts comme les livres que j’avais lus ou les films que j’avais vus. Plus que sur moi-même. Quand je parlais de moi, je le faisais de façon masquée. C’est un peu dangereux de parler de soi, mais je ne m’en suis rendu compte qu’au moment où les journalistes ont commencé à me poser des questions. Je dois être stupide (rires). Il va falloir que je fasse attention à ne pas dire: “Hello, je suis un étalon de premier ordre” (rires). Car qui me croirait? Et puis, ce serait embarrassant. Non, en fait je suis un étalon mais je le dis en chansons pour essayer de me couvrir par rapport à l’Eglise. N’oublie pas que le mélodrame peut prendre différentes facettes, tout n’est jamais vraiment comme il paraît (rires)… Je crois que la meilleure chanson de cet album, c’est The Frog Princess parce que c’est la musique la plus personnelle que je n’ai jamais écrite. Particulièrement le dernier mouvement.
Comment as-tu occupé les deux années séparant Promenade de Casanova?
J’ai passé beaucoup de temps au lit. Je me suis amusé, j’en avais besoin. Non pas parce que je suis trop sérieux, mais parce que je suis paresseux. J’ai l’impression d’avoir consacré trop de temps à la musique. Jusqu’en 1994, je n’ai pensé qu’à ça. Je n’ai rien fait d’autre. Je n’ai jamais vécu comme tout le monde. C’est la raison pour laquelle mes chansons étaient désespérées, j’écrivais des choses que je ne faisais pas vraiment. J’ai donc essayé de vivre un peu, ce qui m’a pris beaucoup de temps (rires). Ensuite, l’enregistrement de Casanova a été assez long. J’espère que les gens se souviendront encore de moi! L’album devait être prêt en septembre puis en novembre, puis en février, et enfin, je promets qu’il sera prêt en avril. J’ai du mal à ne pas revenir sur mes chansons, à ne pas retoucher mes textes. Je n’arrive pas à m’arrêter d’écrire. En plus de ce problème, on a eu trop d’argent à dépenser en studio grâce à l’énorme succès du single A girl like you d’Edwyn Collins (NDR: extrait de l’album Gorgeous George, Setanta, 1994). Les gens de Setanta ont été très généreux. Ils n’arrêtaient pas de me dire: “Continue, on a encore beaucoup d’argent facile devant nous. Fais ton album et prend ton temps.”. C’est ce que j’ai fait et ça m’a pris plus de temps que prévu.
Alors qu’Edwyn Colins est un peu considéré comme le producteur maison de Setanta (Frank & Walters), tu n’as jamais travaillé avec lui?
J’ai travaillé une fois avec lui. Sur mon premier Ep, Europop. Car avant Liberation, il y a eu, sur Setanta déjà, deux Ep’s et un mini album (NDR: Fanfare For The Comic Muse produit par Sean O’Neil de feu That Petrol Emotion). Mais, n’essaye pas de te procurer ces disques, il vaut mieux les oublier. je préfère penser que Liberation est mon vrai début et qu’avant j’étais vierge.
Tu passes énormément de temps en studio, et cependant, tu n’as jamais écrit différentes versions d’une même chanson. Pourquoi?
Pourquoi faire? Si tu veux faire d’autres versions, il veut mieux demander à d’autres musiciens de les enregistrer. Tu me vois écrire une version dance ou techno de mes chansons. Je ne pourrai jamais les aborder sous cet angle. Ma seule inspiration est pop. Et souvent, les remixes des chansons donnent des chansons totalement différentes. Autant enregistrer un nouvel album.
Est-il vrai que tu as composé une musique pour un feuilleton télévisé?
Oui. Un ami me l’a demandé et j’ai trouvé que c’était un bon exercice. La chanson Songs Of Love, sur l’album, ressemble un peu au travail que j’ai effectué pour ce feuilleton. J’aime bien m’investir dans d’autres projets et je crois que mon pote a encore quelques petites choses à me proposer (rires). J’ai toujours des doutes sur ce que je fais, mais comme je sais que je donne le meilleur et que je ne peux pas le faire autrement…
Divine Comedy est-il devenu un vrai groupe?
Je ne sais pas ce qu’est un vrai groupe. Certainement une chose étrange. Divine Comedy, c’est ma chose. Et je m’entoure de gens calmes qui apportent leur sensibilité à mes chansons. On peut certainement dire qu’en tournée, sur les routes, Divine Comedy forme un groupe, mais jamais en studio. Il se pourrait que les choses changent pour l’enregistrement du quatrième album. Qui sait? Sauf que les musiciens avec lesquels je travaille sont rarement les mêmes. Ils changent trop souvent. Il n’y avait que deux musiciens sur le premier album dont Darren Allison à la batterie (NDR: présent sur tout les albums de Divine Comedy), à peine plus sur le suivant. Il y en a une quinzaine sur Casanova dont la plupart ne sont intervenus que sur la dernière chanson, Theme from Casanova.
Est-ce que Nathalie Box prête toujours son violon à ta musique?
Elle n’est pas sur cet album, et je ne sais pas où elle est… Elle a travaillé sur le dernier album de Moose, Live a little love a lot? Je ne le savais pas et je ne l’ai jamais entendu. Je crois que je vais l’écouter. C’est une fille vraiment rigolote.
Que répondras-tu à ceux qui assimileront Casanova au courant easy listening?
Que c’est une idée géniale si elle incite les gens à acheter mon disque! En fat, les chansons de Casanova sont inspirés par un tas de musiques différentes et bien antérieures à cette vague trop kitsch. Mais Casanova n’est pas du easy listening, surtout qu’on met un peu n’importe quoi sous cette étiquette. J’aime Baccharach et Esquivel, mais ce ne sont pas mes références. Je ne vais pas faire semblant, même pour gagner de l’argent. Il y a quelques années, en vrai donneur de leçons, je citais Scott Walker ou Tom Jones. Aujourd’hui, si mes influences sont toujours celles-là, j’essaye de les oublier, de faire les choses autrement. J’étais un fan de U2, j’adorais ce groupe. Autant que les Pet Shop Boys. A treize ans, je voulais faire de la musique, à quatorze, j’ai voulu faire une carrière, à quinze ans, je voulais devenir célèbre un jour, et à dix sept ans, je voulais tellement de choses, de plus en plus importantes, que je ne m’en souviens plus…
Musicalement, je fais exactement ce que je veux. Le mot indépendant signifie beaucoup de choses pour moi parce que je sais que ma musique est difficile. Et je crois que cette liberté n’est pas si courante dans l’indie business. Il ne faut pas se laisser abuser par la pop mais j’ai honte de dire que j’en fais aussi (rires). J’écris des chansons joyeuses de quatre minutes avec des refrains et des couplets et je veux rendre les gens heureux.
Qu’est-ce qui différencie Divine Comedy des autres groupes de la scène anglaise?
La manière d’écrire, le style des chansons, et le son de Divine Comedy qui n’appartient qu’à Divine Comedy. Dans chacun de mes albums, ce sont des choses que l’on retrouve. Par exemple, des instruments un peu inhabituels que j’ai toujours rêvé comme le cor, le hautbois etc. Mais notre qualité, c’est ce que nous essayons de faire. Beaucoup de groupes ne veulent que faire fortune et devenir célèbres. Moi, je veux juste essayer de modeler des musiques sur des paroles qui sortent de moi. Car je sais exactement ce que j’ai à faire. C’est pour ça que Divine Comedy signifie quelque chose. J’aurais horreur d’être en studio avec quelqu’un qui me dit ce que je dois faire. Jamais je ne prendrai ce risque. J’aurais peur de faire des disques qui ressemblent à ce que tout le monde fait. Et c’est vrai que dans la pop, les producteurs sont quelquefois plus connus que les groupes. Mais il y a des exceptions et de très bons albums comme The Bends de Radiohead, un album fantastique, Different Class de Pulp et The passengers de U2 et Brian Eno… je crois qu’il y a beaucoup trop de musique dans ce monde, trop de disques, trop de modes, trop de pollution. Ce n’est pas de cette manière qu’on peut apprécier la musique. On ne peut plus prendre son temps, on est surinformé par les radios et les émissions de télévision. C’est de la persécution. Il y a quelques années, on ne pouvait écouter de la musique que dans certains endroits bien précis. C’était certainement mieux.
Après avoir chanté Kate Bush, Talk Talk et Jacques Brel, as-tu envisagé d’enregistrer un album de reprises?
J’aimerais bien mais j’ai tellement de chansons à enregistrer avant. C’est vraiment agréable de faire des reprises, on s’amuse beaucoup en les jouant. Et ce sont des chansons fantastiques. J’aimerai bien reprendre une chanson des Beach Boys pendant la prochaine tournée. Peut-être God only knows (NDR: extrait de l’album Pet Sounds).
Une des chansons de l’album s’intitule ‘Middle class heroes’, en es-tu un digne représentant?
Penses-tu que j’en sois un? je ne sais pas moi-même. Cette chanson décrit la façon dont les gens essaient de vivre à Londres. Ou plutôt sur ce qu’ils prétendent être. C’est là que je vis maintenant parce que c’est là qu’il faut que je sois. Pour la musique. Je pourrais peut-être envisager de vivre ailleurs… En Suède par exemple, si on y passe de bonnes soirées (il baille). Mais je n’ai pas envie d’en parler, retournons vite à mes histoires de pénis.
Est-ce vraiment toi qui chante avec cette voix de diva sur la chanson ‘Charge’?
Bien sûr. Qui d’autre? J’ai pris ma vois à la Barry White et j’arrive seulement à passer pour Prince (rires). C’est un peu ma voix d’hôtesse de l’air. J’aime bien travailler ma voix. J’ai aussi essayé d’imiter les apprentis animateurs radio à qui on donne des cours. C’est pour ça que je me suis amusé à présenter l’album avant Theme From Casanova, comme ils le font à la radio. Je trouve ça vraiment drôle… Mais je ne me suis jamais considéré comme un chanteur avant de me mettre à chanter pour accompagner mes musiques. J’aimerais écrire des chansons pour d’autres chanteurs, mais jamais personne ne me l’a demandé. Tout le monde est bienvenu, et je suis ouvert à toutes les propositions (NDR: Neil écoutant la radio)… Dustin Springfield ou Butler-McAlmont (rires). Non, c’est une blague. Peut-être bien Björk ou Oasis, si seulement ils avaient besoin de moi.
De quoi parle la chanson ‘Through a long & sleepless night’?
Des pubs rock et de leurs excès. Ce genre d’endroit te met dans un état indescriptible et ça peut avoir un résultat catastrophique sur tes relations. Il y a différents états d’esprit dans cette chanson. Je crois que c’est la plus difficile de l’album. Elle est différente des autres, elle a peut-être plus de sens. Même si elles en ont toutes. Mais je n’ai pas envie que les gens viennent s’asseoir pour écouter mon disque en se disant: “C’est un travail très important”. Je fais de la musique, pas de la philosophie.
Est-ce que la chanson ‘In & out on Paris’ est un hommage à Serge Gainsbourg (‘Qui est in, qui est out’)?
Non, désolé. Mais ma vie entière est un hommage à Serge Gainsbourg. Cette chanson a plus à voir avec un voyage entre Londres et Paris, raconté un peu à la manière de George Orwell dans un de ces bouquins (NDR: Dans la dèche à Paris et à Londres, éditions Ivrea 1993). Quelle est la question déjà?
S. Silamo
L’indic 24, 03-04/1996