Le miraculé
Neuf mois après Liberation, acte de naissance d'un songwriter né coiffé, une Promenade somptuaire guide les pas de Neil Hannon sur les terres irlandaises où il vit le jour, entre la noirceur des lendemains de bière brune et la luminosité des rêves de grandeur. Où l'on découvre pourquoi la musique de Divine Comedy est une manière de petite rédemption.
"Ne refaites plus jamais ça !" L'avertissement a fusé, sec et coléreux. Le geste était pourtant innocent. L'un d'entre nous avait salué de la main la file de soldats que notre voiture venait de croiser sur la route qui va de Belfast à Enniskillen. Mais ici, personne n'est innocent. Neil Hannon se renfrogne sur son siège passager, ce qu'on appelle communément "la place du mort". Un ange passe. Quelques minutes après, il semble vouloir s'excuser de son mouvement d'humeur : "Vous comprenez, il ne faut pas faire des trucs comme ça. Ces types-là n'ont aucun humour. Certains se sont fait tuer pour moins que ça." Ambiance. Des deux côtés de la route, un vrai paysage de carte postale. Des moutons qui paissent sur un fond uniformément vert, quelques maisons isolées. Et ici ou là, des barrages fortifiés comme des citadelles. La guerre qui ne dit pas son nom. Le temps de mars fait alterner colères de grêle et trouées de soleil, il fait froid à n'y pas croire.
Depuis que le pasteur Hannon est devenu bishop, en charge des âmes de tout le comté de Fermanagh, la famille est partie d'Enniskillen pour s'installer en pleine campagne. A deux pas de l'église, la maison des Hannon est spacieuse mais sans luxe. Un intérieur typique de la classe moyenne, confort minimal qui, ici, fait déjà figure de privilège. Le fils y revient comme s'il accomplissait là un très ancien rituel. Il paraît plus heureux de retrouver le chien et les deux chats que le père et la mère. Dans le grand salon, quelques photos de mariage des cousins voisinent avec le portrait réglementaire du petit Neil à 5 ans, immortalisé par quelque photographe scolaire ambulant. Sur le couvercle du Bechstein demi-queue, une photo du même par Kevin Westenberg, qui a signé la pochette de Liberation. Le premier sourire de Neil est pour son piano. "Un peu désaccordé", s'excuse-t-il en attaquant les premières notes de When The Lights Go Out All Over Europe. On sourit à notre tour : le piano est juste horriblement faux. Neil replonge dans son mutisme. On l'avait découvert en rédempteur du songwriting britannique. Ici, il n'est qu'un gars du pays qui revient chez ses parents.
A quelques kilomètres de là, Enniskillen étale sa torpeur septentrionale. Ile dans l'île, la ville est cernée par les eaux. Elle fait la jonction entre deux loughs, ces lacs qui communiquent avec l'Atlantique par d'étroits bras de mer. Un vrai village de Lucky Luke : une rue principale fait croire un instant à quelques détours cachés, mais les artères adjacentes ne mènent à rien, si ce n'est au commissariat ceinturé comme un Fort-Chabrol. Dix-huit mille habitants vivent là, entre l'église et le pub. Sur le Guide du routard, Enniskillen n'existe pas. Mais les gens qui vivent ici n'en ont cure : il y a un centre commercial, c'est donc une grande ville. Y être un peu moins pauvre qu'ailleurs est un motif de fierté suffisant. Dans la grand'rue, à côté du presque chic Oscar Wilde, le magasin d'électroménager affiche fièrement deux guitares dans sa vitrine. C'est là que Neil a acheté sa première électrique. Il en a joué trois mois en se lamentant sur le peu de sons qu'il parvenait à en tirer : personne ne lui avait dit qu'il fallait la brancher sur un ampli. D'ailleurs, le magasin d'électroménager n'a pas cet article dans ses rayons. Ici, au nord de partout, la province n'est pas une détermination géographique : c'est une manière de vivre. Même ceux qui en sont partis savent qu'Enniskillen les reprendra, tôt ou tard. Comme Neil : "Enniskillen est sans doute une petite ville sans charme pour des étrangers, mais c'est ma maison, mon "chez moi". Avec mes parents, nous habitions en plein centre ville, la grosse maison juste derrière l'église principale. Dans la rue, tout était disponible : les cafés, les pubs, les magasins. Je me sentais bien, ici... Et puis, lorsque mon père est devenu bishop, il a fallu déménager et aller vivre plus à l'est, à une dizaine de kilomètres. Là-bas, je me sentais un peu coupé du monde et je me suis mis très sérieusement à composer. Je n'aurais jamais pu être véritablement heureux dans cette ville. C'est vraiment la province ici. Il ne se passe jamais rien. Trop de mesquineries locales, trop de racontars imbéciles sur les gens. Tout le monde croit tout savoir sur tout le monde. Enniskillen, c'est la capitale du coup de couteau dans le dos. Lorsqu'on habite à Londres et que l'on revient ici, tout ça paraît stupide et dérisoire." Entre paranoïa et indifférence, toute la gamme des sentiments générés par l'étroitesse des perspectives : "Il faut que je fasse particulièrement attention à ce que je dis lorsque je suis à Enniskillen. Ici, les murs ont des oreilles. Si quelqu'un m'entend raconter des âneries, si je fais un peu trop le malin, on ne se privera pas de me le faire remarquer. J'ai toujours été timide - hormis sur scène, où je joue les cadors. Quand je suis en Irlande, je suis encore plus refermé sur moi-même. Je n'ose pas trop parler aux gens de ma nouvelle vie, celle que je mène loin, à Londres."
Oscar, Samuel et Neil.
A l'écart de l'agitation bonasse qui précède la Saint Patrick, le restaurant le plus huppé de la ville est une pizzeria. On y vient pour se montrer, pour faire étalage d'une relative richesse, d'un goût de l'exotisme bien tempéré. Sur le mur du fond, une peinture naïve représente quelques gloires locales : Oscar Wilde, qui ne fit que passer ; Samuel Beckett qui étudia ici à la Portora Royal School. Bientôt Neil Hannon ? Pas tout de suite. Pour l'heure, le "booklover" un rien présomptueux ("Je n'ai lu que 20% des écrivains que je cite dans mes chansons") est absorbé par son assiette d'huîtres. C'est la première fois qu'il en mange ("Je suis loin d'avoir mangé tous les fruits de mer que je cite dans mes chansons"). L'expérience n'a pas l'air convaincante. "Euh, c'est spécial. C'est ça mon problème : je suis trop aventureux, j'essaie trop de choses que je regrette par la suite." Bonne âme, on lui explique que l'huître est encore vivante quand on la mange. Il blêmit : "Mais comment savoir à quel moment elle meurt pour de bon ?" "Très simple : si elles ne rampent pas le long de ton oesophage, c'est qu'elles ont leur compte." Nous songeons avec un peu de remords au fait que Neil Hannon ne mangera sans doute plus jamais d'huîtres.
En poussant la porte du Maggie's spirit house, une brève hallucination : la topographie du lieu est identique à celle du Harry's bar de la rue Daunou. Mais ce serait un Harry's bar revu par les galeries Barbès : banquettes au mur, méchantes tables en formica, éclairage chiche. Rien de ce confort cosy auquel on associe d'ordinaire l'image d'un pub. Dans une petite salle attenante, on entend des cris d'excitation étouffés : "C'est Neil !" Les filles rougissent, font des messes basses. Elles ont dû voir sa photo dans le Melody Maker de cette semaine. Puis, tout d'un coup, c'est fini. L'excitation fait place au mépris. Neil entre dans la pièce, les filles en sortent ostensiblement pour s'asseoir un peu plus loin. De l'exaltation de voir "une rock-star en vrai" ou du ressentiment pour un type qui a osé partir d'ici, c'est le second qui l'emporte. L'homme est pourtant chez lui. C'est son pub. Derrière le comptoir, Claire nous expliquera que Neil, c'était le type qui s'asseyait seul dans un coin, ne buvait rien et passait sa soirée à lire Oscar Wilde. Elle termine sa phrase par une moue dégoûtée. Il ne fait pas bon, ici, refuser l'embrigadement obligatoire sous l'étendard d'une beuverie fédératrice. Le fils du bishop a amené avec lui l'un de ses amis d'enfance. Pendant qu'il s'occupe à nous ravitailler en bières, le copain nous signale deux hommes accoudés au comptoir. "Vous voyez ces deux gars assis là ? C'est le premier guitariste et l'ancien manager de Divine Comedy." Entre Neil et eux, pas un regard, pas une parole ne sera prononcée. Il poursuit sur le ton de la confidence : "Ici, les gens n'aiment pas ceux qui réussissent. Pour tous, Neil était un raté. On l'entendait jouer dans son coin mais personne n'y croyait vraiment. Aujourd'hui encore, les gens ont du mal à croire qu'il a réussi, qu'il a réellement enregistré des disques." Comme chez la quasi-totalité des jeunes de la ville, ce qui frappe chez lui, c'est la résignation. A 23 ans, il s'estime heureux d'avoir un job au supermarché du coin, dans un pays où le taux de chômage avoisine les 30 %. Il se souvient avoir entendu Neil chanter The House of the rising sun, il y a bien longtemps. Après, il n'a pas beaucoup suivi, la musique de Divine Comedy est "un peu trop tarabiscotée" pour lui. Il boit sa troisième pinte en nous disant son admiration pour Thatcher qui "elle, au moins, a des couilles". Demain, il prendra son travail à 7 h. Mais demain est loin, l'ivresse rend tout possible. Si la biture était un sport olympique, alors Enniskillen serait Athènes. On boit ici avec une ferveur qui frise l'intégrisme, avec cette sorte de rage métaphysique qui concourt à l'annulation de soi-même. Boire est une morale. De l'éthique à l'éthylique, rien qu'une syllabe qui éloigne le doute et la peur du lendemain en longs traits de certitudes blondes ou brunes. Ou ambrées. Les prestations un rien déjantées de Divine Comedy à Paris s'expliquent un peu mieux par ce détour au nord. Neil Hannon au pays du cos d'estournel et du vosnes-romanée, c'est un enfant lâché à Disneyworld : "Quand je bois, je prends confiance en moi. C'est une activité très bénéfique, au même titre que la musique. J'ose enfin parler fort, me faire remarquer. Quand je suis saoul, j'aime tout le monde, j'ai envie de parler à la terre entière. Mes mauvais côtés ressortent quand je suis fatigué, lorsque tout m'emmerde. Je deviens horrible. Je me fous de tout le monde, la vie des autres ne m'intéresse pas. Je peux être terriblement égoïste. Mais j'ai déjà du mal à retenir ma propre date de naissance, comment pourrais-je me rappeler les dates d'anniversaire des autres ? Il faut être obsédé par sa propre personne dans ce métier. Sinon, on n'arrive à rien. Il faut croire en soi, il faut s'aimer."
L'alcool et la nuit sont doux à ceux qui ne s'aiment pas. Il y a chez Neil Hannon ce mélange parfaitement détonnant de timidité maladive et d'orgueil fou. Un rien peut prendre des proportions alarmantes. Il entrera dans une rage noire à propos d'une broutille, une histoire de traduction autour du "french horn". Il s'enferrera dans son erreur, replongera dans sa bière consolatrice. Peu lui importe d'avoir tort : sa musique le structure, c'est une colonne vertébrale d'une roideur que rien ne peut fléchir. Même pas le doute, même pas la peur : "Je sais qu'un jour l'excitation retombera. Je n'enregistrerai plus de disques, je n'aurai peut-être plus rien à dire sous un format strictement pop. Alors, je passerai à autre chose, une autre sphère musicale. Ou alors je crèverai seul et sans argent. Mais je ne peux pas envisager autre chose, un boulot respectable, une vie rangée. Cette idée m'effleure parfois - une jolie femme, une jolie maison, un joli petit chat. Tout le monde rêve de ce genre de trucs, mais moi, un peu moins que les autres. J'aime trop l'aventure." A un autre moment, cette question ahurissante dans la bouche d'un homme aussi fier : "Comment pensez-vous que mon prochain album doive sonner ?" La nuit avance, entre vanité et rots acides.
Dans la rue qui longe le commissariat, deux barrages mobiles filtrent le trafic dans les deux sens. Devant les Land-Rover blindées, des flics font ralentir les voitures, la mitraillette pointée sur l'habitacle. On se scrute à travers le pare-brise. Puis on avance, très lentement. Rituel immuable qui contribue à faire ressembler le centre ville d'Enniskillen au boulevard de Sébastopol un soir de semaine à 18 h. Sur les visages, on ne sait plus ce qui l'emporte de la lassitude ou de la tension. Un bref passage à Belfast permet de comprendre pourquoi tant de jeunes gens se sont lancés dans la lutte armée : certainement autant par désoeuvrement que par conviction politique. L'ennui ajoute à la fureur. Pendant ses années folles, Londres avait institué le queer-bashing (bastonnade d'homosexuels) comme sport municipal. L'Irlande s'est inventé d'autres distractions. La nuit, certains gamins viennent provoquer les activistes de l'IRA notoirement connus sous les fenêtres de leurs maisons, avant de décamper. Quand l'un d'eux se fait choper, faute d'avoir couru assez vite, il n'est pas rare qu'on lui tire une balle dans le genou, histoire de l'aider à méditer sur les méfaits de la cigarette dans la course à pied. On appelle ça le knee-capping. Le jeu de la guerre brouille la vision des Anglais. Ils voudraient une histoire simple, de gentils protestants contre de méchants catholiques, ou le contraire, selon le sens dans lequel on regarde reculer l'Histoire. Mais rien n'est simple. Certains protestants se sentent plus irlandais qu'anglais. Certains catholiques redoutent comme la peste le départ de la puissance anglaise. Tentative d'explication : passée la frontière de la République, quand on arrive à Donnegal, c'est le tiers-monde. Des alignements de maisons vides et délabrées débouchent absurdement sur l'Atlantique. Aux parages des rues s'étendent des camps de caravanes, des baraquements de tôle rouillée où s'entassent les familles vivant dans un confort assez semblable à celui des Roumains de Nanterre. Par comparaison, l'Irlande du Nord, qui n'est qu'à un kilomètre de là, paraît prospère. On est toujours le riche de quelqu'un. La politique, la croyance ou la morale n'y peuvent pas grand-chose : il y en aura toujours pour préférer vivre riches et prisonniers que pauvres et libres. C'est sans doute très humain. Alors, à Enniskillen, on préfère éviter le sujet : "Bizarrement, ici, les gens ont appris à serrer les coudes, dit Neil. Les catholiques fréquentent les pubs de protestants, et inversement. Je suis protestant, mais mon pub, Maggie's, est majoritairement catholique. Ça ne me pose aucun problème. N'importe comment, au pub, on ne parle jamais de ces problèmes. On parle de ce qui nous unit, pas de ce qui nous sépare. La religion, les histoires d'attentats, toutes ces choses sont taboues." Dans les relations que les gens d'ici entretiennent entre eux, les affinités semblent moins importantes que le désir de ne pas être seul. Au départ, on se demandait par quelle sorte de miracle un musicien aussi accompli que lui avait pu s'épanouir dans un tel contexte. A la fin du voyage, la perspective aura changé : on tentera de comprendre comment tous les autres peuvent y survivre sans la musique. "A l'école, j'étais toujours au dernier rang. On me mettait dans un coin parce que les profs pensaient que je ne donnerais jamais rien de bon. J'avais tout du cancre : l'attitude, l'allure. Sauf que mes devoirs étaient toujours excellents. On me prenait pour un minable, mais je finissais toujours par récolter une des meilleures notes. Je savais que j'étais meilleur que les autres mais je n'avais pas envie de me battre pour le faire savoir. Par définition, j'étais l'intrus. A l'école, tout le monde était de droite. Des profs de droite et des gamins dont les parents étaient tous conservateurs et pro-anglais. Moi, je n'étais pas farouchement favorable à l'indépendance de l'Irlande. Disons que j'étais partagé entre les deux camps, hésitant, pesant le pour et le contre - un héritage de mon éducation. Mais à l'école, parce que j'étais différent, on m'appelait "le rouge". J'ai donc appris à vivre en marge, très tôt. J'avais bien quelques copains. Mais ensuite, ils sont tous partis dans d'autres villes, dans des universités. Et moi, je suis resté ici, comme un imbécile. J'ai passé des années de cafard dans cette ville où je ne connaissais plus que deux personnes... Et lorsque je reviens ici pour les vacances, ces deux copains ne sont même plus là. Le premier - John, qui chantait dans la première formation de Divine Comedy - fait ses études à Manchester et l'autre bosse dans un supermarché, dans la banlieue nord de Londres. J'ai toujours su que je chantais mieux que John. Mais je préférais rester dans mon coin, en retrait avec ma guitare. A l'époque, j'étais fasciné par Blur. Je voulais être comme leur guitariste Graham, un petit guitariste intello...
Nos concerts de l'époque étaient médiocres. On ne s'amusait même pas, on ne pensait qu'à copier les autres. Vers la fin, nous sonnions un peu comme Galaxie 500 ou les Cowboy Junkies, nous étions devenus très mous. Nous étions persuadés que nous allions devenir plus gros que U2, mais nous n'avions pas une once d'originalité. Pourtant, je n'ai jamais douté : même au sein de cette première formation, je savais que j'atteindrais le sommet. Il fallait juste que je sois patient."
Classe de musique.
De retour d'une promenade le long du Lower Lough Erne, Neil tient à nous montrer son école. En haut d'une colline douce, l'institution domine la ville. Nous découvrons que le pavillon de musique a été rasé récemment. Cela n'a pas l'air de l'affecter. Un de ses anciens professeurs passe près de la voiture. Neil se recroqueville sur la banquette arrière, tentant de se cacher comme il peut : "Il ne faut pas qu'il me voie ! Je n'ai jamais reparlé à mes profs. J'attends d'être plus célèbre pour le faire, je veux que mon retour dans ces murs soit héroïque (rires)... Je savourerai ce moment, ce sera génial ! Je suis revenu quelquefois pour des fêtes d'anciens élèves, mais habituellement je rase les murs."
Devant la grille du parc, la blonde Gillian nous attend. Ancienne conquête du gringalet ? Ça en a tout l'air. Au pub Oscar Wilde, l'ambiance est chaude. Il est 14 h et la salle tangue déjà comme au mitan de la nuit. Ce matin, la parade de la Saint Patrick était retransmise en direct de Dublin. Pas de fanfare à Enniskillen, mais la guitare, le concertina et le violon font chavirer les assistances. Gillian n'en revient pas d'apprendre que Neil est "big in France". "Alors, tu es riche ?", demande-t-elle avec le plus parfait sérieux. Neil élude la question. Il s'excuse de ne pas pouvoir passer la soirée avec elle : "Je dois faire une télé à Cork, demain." "Sans blague ?!" "J'ai été un minable pendant des années, mais maintenant, c'est fini." Les verres de Guinness se multiplient sur les tables étroites. Sur la mousse de la bière, on dessine des trèfles. Si le trèfle est encore visible une fois le verre bu, c'est que la bière est bien tirée. Gillian s'excite à l'idée de la célébrité de son copain : "Personne ne croyait qu'il y arriverait. D'ailleurs, personne n'y croit encore vraiment. Les gens d'ici n'aiment pas trop ceux qui sont intelligents, ceux qui réussissent." Un souvenir amusant ? "La dernière fois que je l'ai entendu ici, il jouait des chansons de Bryan Adams !" Et pourquoi pas ? Scott Walker a chanté bien pire... "J'ai toujours accordé une importance démesurée aux modes musicales. Aujourd'hui encore, il m'arrive d'entendre une chanson incroyablement excitante à la radio et de vouloir courir chez moi pour l'imiter. Ce genre de réflexe me donne froid dans le dos. Je suis obligé de me reprendre en main, très vite : "Neil, tu dois suivre ta propre ligne de conduite. Peu importe que tu sois in ou out. Suis ta propre voie, bon sang !"
Nous sommes ici depuis près de quarante-huit heures, mais le mystère central de Neil Hannon reste entier. Comment un adolescent ordinaire est-il parvenu en si peu de temps à un tel degré d'accomplissement musical ? Comment la musique déboule-t-elle dans une vie pour ne plus en sortir ? "J'ai pris des leçons de piano de 7 à 14 ans. Après tout ce temps, je ne pouvais toujours pas jouer de ce fichu instrument, alors j'ai décidé de raccrocher. Mais j'avais acquis les théories de base, quelques notions de solfège, le sens des harmonies. Puis, au collège, je me suis remis à la musique. C'était l'une des options que je présentais pour mes O levels (équivalent du BEPC) et j'ai passé l'examen haut la main, ce qui me surprend encore aujourd'hui (sourire)... Disons que j'ai tiré de mon éducation musicale quelques jolies suites d'accords, des enchaînements harmonieux. Je ne suis pas particulièrement fort en solfège, mais j'ai les notions suffisantes. Lorsque j'écris une chanson, je sais parfaitement ce que je fais. Je contrôle bien le navire. C'est assez triste, d'ailleurs. Moi, j'aimerais bien être surpris par ce que je joue, échapper à l'aspect cartésien des mélodies." De là, sans doute, cette richesse harmonique qui frise la préciosité, cet état limite de limpidité dans le déséquilibre permanent - on pense au pont de Three Sisters. N'y aurait-il pas une volonté délibérée de rendre les chansons plus compliquées, d'y glisser chausse-trappes et fausses sorties ? "C'est ma principale préoccupation. Summerhouse, par exemple : la progression harmonique est l'une des plus banales qui soient, mais c'est la modulation inattendue à la fin du couplet qui éclaire toute la chanson. La simplicité ne m'a jamais attiré. Pire, elle me révulse... Disons que je vois loin : je ne me contenterai pas d'écrire des chansons pop stupides toute ma vie. D'ici quelques années, je me lancerai sans doute dans l'écriture d'une symphonie. Alors, j'utilise mes disques actuels comme des exercices, une préparation à ce but ultime que je me suis fixé. J'aurai sans doute 50 ans lorsque je serai enfin prêt pour ma symphonie, il faut du temps pour mûrir. Mais je suis un bosseur, alors je me prépare. Chaque nouvelle chanson est une étape à franchir, une marche à gravir, une nouvelle difficulté. Le plus délicat, c'est de rendre ces exercices attractifs pour le public. Que le côté "entraînement" ne soit pas trop rébarbatif pour les gens qui achètent mes disques." On se figure qu'une telle profession de foi puisse faire fuir les zélateurs des putains de bons disques de rock'n'roll. Ignoré chez lui, Neil Hannon est allègrement méprisé par une bonne partie de la presse anglaise qui ne lui trouve rien d'assez sulfureux, d'assez décalé, d'assez bullshiteur pour le faire entrer au panthéon à éjection automatique des engouements britons. Les héros du jour s'appellent Shed Seven, Blur ou Elastica. Avec son goût du baroque et son barda de références arty, Divine Comedy fait actuellement plus pitié qu'envie. Personne, là-bas, pour comprendre ce qu'il y a de culotté et de résolument neuf dans cette musique qui ne se donne le déguisement des sixties que pour mieux affirmer sa farouche modernité. Dans le sillage des pétitions de principe du gouvernement de John Major, un débat assez intéressant oppose actuellement les Anglais sur le thème du "back to basics". Ce "retour aux valeurs", d'abord confiné aux vieilles lunes de la morale réactionnaire, s'est maintenant déplacé dans la sphère des arts. Lors d'un débat télévisé opposant caciques de l'avant-garde et vieilles barbes conservatrices, on assistait à ce retournement étrange : des députés conservateurs se lamentaient sur la disparition du risque, de l'invention dans le marché de l'art, tandis que les tenants des révolutions d'hier faisaient amende honorable. Quelqu'un fit remarquer que le succès phénoménal de la troisième symphonie de Górecki, concomittant avec l'essor de la station de radio Classic FM, intervenait à un moment où le retour à l'ordre moral trouvait de nouveaux partisans. L'analyse est pertinente. L'Angleterre, qui peut se targuer d'avoir l'une des phalanges de compositeurs contemporains des plus intéressantes - de Ferneybough à George Benjamin - n'en finit pas de se bercer encore et encore au son de l'inoffensif Vaughan Williams. Dans ce contexte, comment s'étonner que Divine Comedy ait pu, à sa manière, incarner ce mouvement "back to basics" en remettant au goût du jour le raffinement et la maîtrise instrumentale dans une sphère d'expression qui, depuis toujours, s'est structurée contre les formes établies de la musique qui la précédait ?
"La musique actuelle semble souffrir de ce fléau : copier les autres, voilà tout ce qui semble motiver les groupes actuels. Et je les comprends parfaitement, car je n'ai pas toujours été très clair, moi-même (sourire)... Quelle place reste-t-il pour "l'avant-garde" ? Je ne sais pas. Il y aura sans doute une réaction à ce retour actuel aux sources, les groupes voudront à nouveau inventer, innover. Il est très humain de vouloir évoluer en terrain connu avant de s'embarquer dans des aventures périlleuses. Beaucoup de grands compositeurs ont agi de la sorte. Même chose pour les Beatles et les Stones : tu fais d'abord tes classes et ensuite, tout devient possible. C'est le parcours que j'ai suivi, bien sagement."
Finir à Enniskillen.
Avant d'atterrir au coffee-shop d'à côté, Neil tient à nous montrer le bureau de training and employment agency (agence pour l'emploi) où, non sans fierté, il s'est fait fort d'escroquer quelques assedics en faisant semblant de chercher un emploi. A l'heure de la sortie des écoles, le coffee-shop aussi chaleureux qu'une cafétéria d'autoroute se remplit doucement d'amateurs de pâtisseries ignoblement sucrées. L'Irlande du Nord détient, paraît-il, le record européen de maladies cardiovasculaires. "C'est l'endroit où on venait draguer les filles après l'école. Ici, les gens sont friands de pâtisserie. Généralement, après les cours, tous les gosses s'achetaient trois ou quatre gâteaux à la crème et passaient les deux heures suivantes à les manger. Ça donnait du temps pour parler aux nanas. Hélas, elles étaient toutes assez rondouillardes." Ne pas voir dans le départ à Londres une sorte de rédemption. Neil Hannon appartient à Enniskillen, comme on accepte un destin.
"En arrivant à Londres, j'étais très pauvre. Avant de partager un taudis avec des potes, je vivais chez des gens, à droite à gauche, dormant sur leur parquet. Maintenant, je peux vivre de ma musique. J'ai même un début de vie sociale à Londres. Pour la première fois de ma vie, je peux aller dîner au restaurant avec des gens. C'est un acte social génial, un dîner au restaurant ! C'est devenu mon hobby favori : sortir, bien manger. Avant, je ne pouvais pas me le permettre... A Enniskillen, les gens ne sortent pas - hormis au pub, où l'on peut rester des heures sans se ruiner. Les Irlandais ne font jamais de dépenses infondées, le luxe est une notion inconnue. Ici, il n'y a quasiment pas de restaurants, très peu de magasins de vêtements. Et les maisons sont laides car les gens de l'Ulster se fichent des apparences. Ils veulent juste être chez eux, à l'église ou au pub. Le reste - la mode, la vie sociale, les notions d'esthétique - ne les intéresse absolument pas." Malgré tout, c'est ici qu'il se sent chez lui : "Je reviendrai sans doute ici, mais lorsque je serai vieux. Si je devais quitter ce milieu pour m'établir quelque part, pour m'installer de manière durable, ce serait pourtant à Enniskillen. C'est ma ville, je ne peux pas la détester. Ici, malgré tous les aspects noirs de la région, je retrouve un sens profond des réalités. Les gens sont "vrais", dans leur amour comme dans leur haine. Ils ne font pas semblant. Les Anglais passent leur temps à faire des courbettes, pour être "plaisants". C'est insupportable... Ici, tout le monde va à l'église. D'où un incroyable esprit de communauté : les gens partagent quelque chose, la croyance, alors qu'en Angleterre, les gens ne savent plus autour de quoi se rassembler."
Comme la nuit descend sur la ville, Neil Hannon s'en va à nouveau. Dans le car qui le mènera à Cork, il lira L'Utopie de Thomas More. Dans la rue principale, les grappes de passants accusent une gîte un peu plus prononcée. Chez Maggie's, Gillian a déjà parlé à tout le monde des journalistes français et de Neil qui est "big in France". On boit un cocktail baptisé "Irish eyes", à base de Bailey's, de Cointreau et de liqueur verte, clairement destiné à assommer le consommateur. Il faut prouver son courage, on y va cul-sec, on recommence. Gillian boit comme si les bouteilles devaient disparaître dans la minute. Tout y passe : les mélanges cidre-Guinness, les black and tan, le John Power's étendu d'eau. Les regards des filles se troublent, les haleines accusent le coup. Il faut faire la tournée des pubs, comme on passerait les troupes en revue. A Madrid, on appelle ça le Rosario, version un peu païenne du chemin de croix. Mais Madrid n'existe pas, et Paris si peu. C'est loin. Gillian veut s'offrir en pâture de fantasme, s'oublier tout à fait, partir peut-être. "Ici, toutes les filles qui ont vu 37,2° le matin veulent épouser un Français et appeler leur fille Betty. Avez-vous vu ce chef-d'oeuvre ? Est-ce aussi un film culte en France ?" On ne veut pas faire de peine, on répond oui. Au Vintage, où Neil donna son premier concert, les décibels hurlent dans tous les coins. Garth Brooks et Bryan Adams sont l'ordinaire des haut-parleurs qui saturent sous le volume. Au Crowe's nest, la foule compacte semble tenir debout par l'effet conjugué des tangages individuels. Gillian voudrait bien qu'on reste. "On s'amuserait bien." Les hommes nous regardent avec une pointe de défiance, un air de jalousie.
Demain, c'est vendredi et Enniskillen se réveillera avec la gueule de bois. On ira travailler vaille que vaille en se disant que samedi est proche. Dans un hôtel de Cork, Neil rêvera à ses symphonies. Sur la route, les soldats guetteront. Comme toujours.
Gilles Tordjman
Les Inrockuptibles 05/1994