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Promenade romantique

On le soupçonnait à l’écoute de Liberation, cela se précisait lors du concert donné au Passage du Nord Ouest (terminé en pyjama, alangui sur le piano) et c’est parfaitement évident en tête à tête: Neil Hannon, bien plus qu’un savant fou de la pop orchestrale, est un type vif et léger, aussi doué pour le sarcasme assassin que pour l’autodérision, plus comédien que romantique en fait. Suivent des propos recueillis après une nuit écourtée, alors que Neil se laissait aller à ces confidences hilares qu’autorisent parfois la somnolence.

Neil Hannon: Je suis issu d’une famille assez difficile à décrire. Nous sommes d’origine vaguement anglo-irlandaise, on prétend que nous descendrions d’un viking nommé Strongbow, qui envahit autrefois le sud de l’Irlande; mais ma grand mère soutient que nous aurions aussi un lien de parenté avec Le Cid, oui, celui dont le rôle a été joué au cinéma par Charlton Heston! (rires) J’aimerai bien être persuadé, mais ça me paraît assez farfelu… Ce qui est drôle, c’est qu’en Irlande, quand les gens entendent notre accent, ils nous disent que nous ne sommes pas vraiment Irlandais. D’un côté de ma famille, il y avait des propriétaires de moulins, des prêtres, tandis que de l’autre, on avait de vagues prétentions aristocratiques. Mais quand mes parents sont nés il ne restait plus rien de la fortune familiale. Ma mère pratiquait encore un vieux sport pour nobliaux, la chasse au renard, à cheval, et il nous restait un excellent piano Bechstein, auquel j’ai fait subir les pires traitements durant mes tendres années. J’aimerai voir quelle sorte de son il produirait si je lui tapais dessus avec un marteau! J’étais jeune alors, et à trois ans, on ne se rend pas compte que l’on héritera un jour de ce genre de chose! Enfin, j’ai quand même grandi dans un beau pays, très vert, avec de beaux lacs…

Comment s’est effectué votre parcours scolaire?
A l’école, les seuls sujets qui m’intéressaient étaient la musique, et dans une moindre mesure, la littérature. Je me souviens qu’en terminale nous avions un professeur d’anglais féministe qui nous haranguait du haut de son estrade et qui nous faisait toujours étudier des livres publiés par la maison d’édition Virago. Ça me plaisait bien, et c’est ainsi que je suis devenu féministe… (rires) Et pendant les cours, j’ai quand même appris à condenser des textes, à écrire des sortes de synopsis, ce qui m’a été bien utile pour par exemple écrire les paroles de ‘Bernice bobs her hair’ à partir de la nouvelle de Scott Fitzgerald.

Pourquoi avez-vous choisi d’adapter cette nouvelle en particulier?
Parce que je la trouvais drôle, et parce qu’elle était à la fois très éloignée du monde dans lequel nous vivons et très proche des comportements que l’on peut observer aujourd’hui. Les adolescents sont toujours prêts à faire n’importe quoi pour être à la mode, et les filles ont toujours envie d’être les plus belles pour aller danser… La vanité et le désir de plaire sont des thèmes éternels.

Croyez-vous qu’aujourd’hui Bernice se ferait percer un téton pour être à la mode?
C’est effrayant d’y penser, non? Il faudra que je me souvienne de cette idée… (rires)

Vous-même, étiez vous un écolier à la mode?
En Irlande, il y a deux sortes d’écoles: les écoles pour gros lourdauds, et les écoles pour gens vaguement intelligents… Je suis allé dans une école de la seconde catégorie où Oscar Wilde et Samuel Beckett avaient auparavant été élèves. J’étais la caricature de l’indie kid. J’avais les cheveux qui me tombaient sur les épaules, je portais des chemises amples, je lisais religieusement le NME toutes les semaines, et j’ai eu tout un tas de groupes dont les membres n’arrêtaient pas de changer. Tout cela a pas mal compromis mes études, j’ai obtenu mes ‘O levels’ (examen passé en fin de première) par miracle, mais les ‘A levels’ (équivalent du Bac) étaient à l’évidence hors de ma portée; d’ailleurs juste avant de les passer, je suis allé voir R.E.M. à Dublin et je me suis dit: “à quoi bon continuer mes études?” J’aurais pu étudier les arts plastiques à l’université de Liverpool, car c’était un sujet pour lequel je n’étais pas trop nul, mais j’ai préféré prendre une année sabbatique et me consacrer à la musique.

Comment en êtes-vous arriver au son de Libération?
Pendant des années, j’avais suivi avec passion tout ce qui se passait en matière de rock, et soudain je me suis dit que tout cela était futile, que ça ne rimait à rien. J’ai commencé à enregistrer les démos de ce qui allait devenir Liberation dans mon grenier, chez mes parents, qui se demandaient ce qu’ils allaient bien pouvoir faire de moi. J’ai travaillé sans relâche sur ces chansons, qui ont évolué petit à petit, jusqu’à ce qu’elles prennent forme, ce qui ne s’est pas fait tout seul. J’avais toujours eu envie d’enregistrer avec des instruments à cordes mais auparavant, ça me paraissait être un rêve à peu près irréalisable. J’ai toujours aimé les musiques de films, et le disque qui a eu, et qui aura sans doute toujours, la plus grande influence sur moi, c’est la bande-son que Michael Nyman a enregistrée pour Meurtre dans un jardin anglais. Je l’ai écouté un nombre de fois incroyable, je m’en suis un peu lassé maintenant, mais à l’époque ça a été un vrai choc… J’aimais cette ambiance européenne, qui me changeait des imitations de rock américain que jouent la plupart des groupes.

Pourquoi une voiture empruntée au père d’une jeune fille revient-elle dans deux chansons de Liberation? C’est un thème plutôt américain, non?
J’aime bien avoir de petits éléments qui reviennent de chansons en chansons. Ça donne un peu plus de cohérence à l’ensemble et après tout, ces chansons sont sensées être écoutées les unes à la suite des autres, elles forment un tout. Et dans la région d’où je viens, la population est disséminée dans de grand espaces, il n’y a pas de transports en commun, et à dix-sept ans tous les gosses passent leur permis, sortent le fêter, se saoulent et plantent leur voiture dans le décor… Dans ma chanson, j’ai imaginé qu’ils buvaient du champagne plutôt que de la bière parce que ça me paraissait plus classe, et parce que le mot champagne a un nombre de syllabes qui me convenait à cet endroit. C’est une chanson de célébration, à la gloire de toutes ces activités idiotes si agréables…

Alors, pourquoi les personnages ont-ils un accident?
D’une certaine façon, c’est assez forsterien, non? A la fin de The longest journey, le héros, Rickie, est écrasé par un train alors qu’il vient de sauver de la mort son ivrogne de demi-frère. On peut toujours inventer un accident, et en tirer parti dans l’histoire que l’on raconte. Ça ajoute un petit côté amer à cette chanson sucrée qui a pour cadre une nature idyllique, que j’ai imaginé du fond de mon grenier, on laisse son imagination battre la campagne, on mélange souvenirs, films, livres, et le résultat ressemble à une délicieuse potée irlandaise…

Dans bien des cas, l’imagination des chanteurs semble mener dans les bas fonds de New York, et vous, vous semblez aller dans la direction opposée…
Je n’ai jamais été excessivement attiré par le mythe de New York, même si à la fin de ‘Europop’, je cite quelques paroles d’‘Heroin’, une chanson que j’ai bien aimée autrefois. Il est curieux de voir comment cette ville est devenue un sujet de rêverie romantique pour beaucoup de musiciens. Moi, je trouve que le rock’n’roll est bien vieux… Il existe depuis longtemps et c’est sans doute une des formes de musique populaire les plus résistantes. Mais il commence à se fatiguer et il n’est pas facile de l’utiliser de façon originale. Donc, je me dispense d’en jouer, ça ne servirait à rien… J’ai eu ma période Ride ou My Bloody Valentine, mais ce genre de chose ne me touche plus guère. Je m’en suis libéré, et comme je vous le disais la musique de Meurtre dans un jardin anglais m’a montré que l’on pouvait faire de la musique moderne, excitante et vibrante avec de vieux instruments, et depuis quelques années, je n’écoute plus guère ce qui sort en matière de rock indie. Je n’ai plus l’énergie d’utiliser mon lecteur de cassettes. Je vais vous paraître bien présomptueux, mais j’ai généralement l’impression que je pourrais faire tellement mieux que tous ces groupes… (rires) Vous savez, j’ai un ami qui est comique de profession, et il ne supporte pas d’écouter les autres comiques contemporains, il n’apprécie que ceux qui sont mort depuis au moins trente ans. J’en suis au même point avec la musique d’aujourd’hui, qui me parait incroyablement terne!

Des noms!
Je ne vais pas vous donner de noms, sinon je vais me faire casser la tête! Il y a aujourd’hui des tas de groupes qui en sont exactement au même point que moi il y a quelques années. Ils ont des chansons qui seraient bien meilleures si ils se concentraient moins sur la guitare, mais ils n’ont pas le courage de s’en passer. Vous connaissez The Auteurs? Leur chanteur à beaucoup de talent en tant que compositeur, mais je suis allé les voir en concert et là, c’est sans commentaire! (grimace éloquente) J’espère que ce mois ci, il ne lira pas Rock Sound… Sans aucun doute, le disque qui cette année a éclipsé tous les autres est celui de Björk, parce qu’elle avait de bonnes chansons et qu’elle n’a pas eu peur de les suivre dans la direction où elles avaient envie d’aller… Les autres se disent sans doute que la seule façon d’être ‘single of the week’ dans le NME, c’est de brancher une vieille pédale sur leur guitare et de déchaîner… Je crois qu’il y a dix ans, ça pouvait suffire mais que plus cette formule vieillit, moins il est possible d’en tirer quelque chose d’intéressant; il faut trouver quelque chose de nouveau. Je ne veux pas dire que le rock n’a jamais été excitant, mais simplement qu’il l’est de moins en moins… Au début je trouvais Suede amusant, j’aimais leurs ambitions démesurées même s’il était fatal qu’il y ait un effet boomerang; mais j’ai récemment vu un documentaire qui leur était consacré sur Channel 4 et je me suis dit que ces types étaient vraiment une bande de branleurs… (rires) Même si ils essaient de jouer le rôle de rock-stars pompeuses, ils s’y prennent incroyablement mal… Ils ne sont même pas bons en tant qu’acteurs…

Vous ne les aimez guère et pourtant sur ‘The pop singer’s fear of the pollen count’, vous avez employé des claquements de mains qui font très glam-rock…
Tout à fait, c’était volontaire, il y a eu un tas de chansons glam qui mentionnaient l’été, ou Noël…

Avez-vous écrit des chansons de Noël?
Oui, j’en ai écrit une, et j’aimerais bien que Cliff Richard la chante. Non, je ne suis pas en train de vous raconter des histoires, je l’ai écrite et elle s’intitule ‘Christmas with the Hannons’.. C’est un super Noël, nous mangeons bien, nous buvons du bon vin, nous regardons de bons films à la télé… Cette année, ils ont diffusé une rétrospective consacrée à Audrey Hepburn, j’ai tout enregistré en vidéo… Breakfast at Tiffanny’s doit être mon film préféré… J’adore les bonnes comédies romantiques…

Est-ce pour cela qu’entre deux chansons vous avez placé un extrait de la bo de Chambre avec vue? Ou est-ce parce que les personnages y parlent de Dante, qui est l’auteur de ‘La divine comedie’?
Oui, c’est pour cela que j’ai choisi et extrait précis, bien sûr, et aussi parce qu’ils parlaient du ciel, de la nature, qui jouent un rôle important dans Liberation. Mais c’est aussi parce que Chambre avec vue est le premier film qui m’ait marqué lorsque j’étais adolescent. Je trouvais que la vie était terne, et en le voyant je me suis dit que tout était encore possible, que l’amour pouvait encore exister en ce bas monde! Ensuite, pendant mon année sabbatique, j’ai lu tout les romans de Forster, j’aime bien la période que lui ou Evelyn Waugh décrivent. En ce temps là, les choses avaient du style, nous n’étions pas encore envahis par la culture populaire américaine… Enfin, j’espère qu’Euro-Disney va finir par mordre la poussière…

Sur Liberation, vous avez donc cité le film de James Ivory et hier, durant le concert, vous avez chanté un nouveau titre qui m’a semblé citer Doris Day et les personnages de Jules et Jim
C’est vrai. La chanson s’intitule ‘When the lights go down over Europe’ et dans le premier couplet, j’ai réussi à citer trois de mes films français préférés, qui sont Jules et Jim, À bout de souffle et Le genou de Claire. Je les oppose un peu à cette pauvre Doris Day, que j’aime bien en fait mais qui dans la chanson représente l’archétype de la femme américaine qui me fait nettement moins d’effet que les jeunes Françaises ne m’en font… (rires) J’aime bien ce petit jeu des citations, mais j’espère que je ne vais pas m’attirer de procès avec tout ce que j’ai samplé pour le nouvel album, qui s’intitulera Promenade.

Le genou de Claire et Chambre avec vue se déroulent tous deux en été, les personnages y sont jeunes et jouent avec l’amour et avec les mots. Etes-vous particulièrement attiré par ce genre de thème?
Eh oui, ce doit être terriblement régressif de ma part. Je rêve sans doute du vert paradis des amours juvéniles, mais c’est comme ça, cela me vient naturellement… Et je cite des films parce que je n’ai pas d’expérience personnelle de ces choses-là, n’est-ce pas? (rires)

Allez-vous revenir aux mêmes thèmes sur Promenade?
En partie. J’avais déjà écrit la musique de Promenade un an avant d’enregistrer Liberation. J’ai composé toute la musique, j’ai organisé l’ordre des douze chansons longtemps avant Liberation. Ensuite, il y a quelques mois, je me suis assis à ma petite machine à écrire et j’ai écrit toutes les paroles. J’ai encore utilisé un tas de références diverses, que je vous laisserai le soin de découvrir par vous-même. Je vous donnerai simplement un exemple: sur ‘When the lights go down all over europe’, le premier vers est “Twilight turns from amethist to deep and deeper blue” (le crépuscule passe de l’améthyste à un bleu de plus en plus profond) et c’est une citation de James Joyce, que vous pourrez trouver dans ses poèmes pour musique de chambre. Ces paroles correspondent exactement à l’effet que je recherchais, elle créent parfaitement l’atmosphère que j’avais en tête.

Joyce, Truffaut, Rohmer, Godard et Doris Day dans la même chanson, c’est un sacré générique… Vous mélangez sacrément les genres…
Pauvre Doris Day… Que fait-elle en pareille compagnie? Il faut dire que les USA ne m’ont jamais particulièrement attiré. Pour être tout à fait honnête, je pense même que le rock’n’roll vient de formes musicales qui n’ont aucun sens pour nous européens… Il y a sur le nouvel album un vers que j’aime beaucoup qui est “There’s life in the old world yet”, c’est dans une chanson dont le titre provisoire est ‘The drinking song’. Je crois que l’Europe a trop longtemps été négligée en faveur d’une espèce de colonialisme américain.

Va-t-on retrouver sur Promenade, un son proche de celui de Liberation?
L’instrumentation sera beaucoup plus spécifique: basse, batterie, piano, guitare acoustique, un quartet d’instruments à cordes, un cor anglais, un hautbois, un saxophone. Heureusement que ce n’est pas moi qui ai du tout payer. Nous avons enregistré tous les instruments à cordes en deux jours, juste avant Noël. Ensuite, nous avons fait les voix et en ce moment nous en somme au mixage. J’ai à nouveau travaillé avec Darren Allison qui sait exactement quel genre de son je recherche. Nous avons tout enregistré à Londres. Le son est légèrement différent de celui de Liberation mais les chansons sont du bon vieux Divine Comedy…

Est-ce à dire qu’il y aura encore des élans romantiques, quelques touches d’humour et une tension occasionnelle entre ces deux registres?
Exactement. Vous avez mis le doigt dessus. Mais cette fois, les saisons joueront un rôle moins important et il n’y aura pas de promenades en voiture.

Liberation commençait par des chants d’oiseaux et se terminait par l’adaptation d’un poème de Wordsworth, pendant laquelle on entendait des moutons bêler. Etait-ce une plaisanterie aux dépends de ce vieux William?
C’était une chanson pastorales et à la compagne, il y a des moutons! En Arcadie, on trouve des bergers! Mais c’est aussi une plaisanterie à mes propres dépends. J’étais en train de chanter ce passage de drame lyrique vraiment intense et à l’arrière-plan, on entendait les moutons bêler. J’ai trouvé ça drôle, et puis j’avais ces moutons sur une bande magnétique et il fallait bien que je les utilise quelque part… (rires)

Aurons-nous de nouveaux animaux sur Promenade?
En fait, ce sera un album très aquatique, les deux thèmes en seront le temps qui passe et l’eau. Il y aura des tas de vagues. Ce sera peut-être un tout petit plus sérieux que Liberation, mais sous cette surface, il y aura encore beaucoup d’ironie. L’ensemble est encore une grande comédie romantique. Enfin, il s’agira peut-être seulement de romance avec un r minuscule. Je regrette que la comédie romantique soit passée de mode aujourd’hui, que dans la pluspart des films on ne voie plus que des gens qui s’entretuent, tout cela manque de subtilité. Pourtant, j’aimerais bien composer une musique de film pour quelqu’un comme Ridley Scott, s’il tournait une histoire dans laquelle il n’y ait pas trop d’extraterrestres… J’ai bien aimé Thelma et Louise mais la musique ne valait pas grand chose.

Pas d’extra-terrestres sur Promenade donc…
Non, ce sera une sorte de concept album, si je peux employer un mot aussi horrible, et il se déroulera sur une journée, chacune des chansons correspondant à environ une heure et demie de temps.

Un peu comme l’Ulysse de Joyce?
Un peu, en effet… (rires) Mais ça sera nettement moins long. Vous verrez, la journée se passe au bord de la mer, et c’est une petite journée plutôt intéressante… Le bord de la mer, une comédie romantique, c’est prometteur, non?


Bruno Juffin
Rock Sound 02/1994